Dès le début, à l’Opéra-Comique, je me préoccupais de trouver une méthode de mouvements qui, à la différence de la danse classique, n’abîme pas le corps. A l’époque déjà, c’était plus fort que moi, dès que je voyais quelqu’un, je voulais le refaçonner, le remodeler, le remettre bien dans son corps, en harmonie avec lui-même.
J’avais dessiné tous mes mouvements sur un grand cahier qui a brûlé lors du premier incendie de ma maison en 1968. Sept ans après, en 1975, ce sera le tour du pavillon de danse en haut du jardin.
Les exercices doivent être faits de l’intérieur pas de l’extérieur, la force rentrée dans le ventre, les fesses serrées, tout en souplesse et respirations. Des « huit » avec les bras et avec les jambes, dans un sens puis dans l’autre, la respiration retenue pendant l’effort puis relâchée après. Le dos plaqué au sol, comme une pieuvre. Ils s’accomplissent dans un ordre précis, leur difficulté allant en progressant.
Le premier mouvement, celui de la chenille, est le plus important. On soulève son dos et on le repose au sol vertèbre par vertèbre, très lentement en relâchant sa respiration. Quand on a compris le principe même de cet étirement de chat, après on pourra tout faire, plus ou moins rapidement bien sûr, selon ses aptitudes.
Pour mettre au point mes enchaînements, j’ai étudié toute seule le corps humain sur une planche d’anatomie où tous les muscles étaient indiqués. Louis m’expliquait ensuite à quoi ils correspondaient. Voilà pourquoi j’ai passé ma vie avec des gens accrochés à moi comme des ballons. Je les redressais, leur apprenais à respirer, à être dans leur corps. C’était épuisant. Comme pour les chiens, plus les êtres sont perdus, moches, abandonnés, plus j’ai besoin de les aider. J’aimais créer des ballets sur des musiques de Couperin ou de Rameau que j’allais chercher à la grande bibliothèque de Musique. Je créais des danses hindoues ou orientales sur des airs classiques dont on m’avait fourni la transcription. J’adorais mettre ensemble des choses qui n’avaient rien à faire les unes avec les autres, comme j’ai toujours fait aussi avec les gens, les animaux : des grands brassages bariolés.
Malheureusement mes chorégraphies ne pouvaient être interprétées que par de vrais danseurs qui connaissaient parfaitement la technique. A Montmartre, j’ai pu les faire travailler à mon idée mais j’ai dû renoncer par la suite à cause de la distance qui, à Meudon, me séparait des professionnels.
Louis s’apprêtait à écrire un livre sur la danse quand il est mort. Il souhaitait expliquer ma méthode avec ses mots à lui.
J’avais aussi une passion pour les castagnettes. J’en jouais sur du Couperin, ce qui choquait beaucoup, comme d’un vrai instrument de musique avec des harmoniques. Elles étaient complètement façonnées à ma main et je m’entraînais tous les jours comme j’aurais pu faire pour le piano, avec deux mains différentes qui se répondaient. J’avais appris toute seule à l’aide d’une méthode. Mes castagnettes faisaient partie de moi, c’était un morceau de mon corps. Elles ont brûlé en 1968 dans l’incendie de ma maison et je n’en ai jamais rejoué.
Aujourd’hui, j’aime bien Pina Bausch, elle est comme une algue dans l’eau. Comme Isadora Duncan, ce sont des femmes de caractère, mais qui ne peuvent faire école. Les élèves n’ont pas le même feu et ce qu’elles font meurt avec elles.
Noureev a été le plus grand des danseurs, c’était une mécanique extraordinaire qui possédait aussi une âme. Il faut l’avoir vu danser pour comprendre, c’était un fauve, une bête sauvage. Il cassait le trop grand classicisme, les conventions. C’était bouleversant.